LETTRE DE BALTHAZAR (43)
de Québec à Saint Pierre (Terre Neuve)
du Samedi 12 Mai au Dimanche 21 Mai 2012
Par cette matinée ensoleillée, hautes dans le ciel, les oies sauvages nous survolent et migrent en grandes formations cap au Nord Est vers le Labrador. Elles nous montrent la direction que nous allons prendre, nous signalent la fin du dégel et un Printemps qui s’avance. N’est-ce pas le meilleur signe nous confirmant que le moment est venu de quitter le lieu d’hivernage et d’appareiller de Québec ce Samedi 12 Mai.
Déjà Balthazar tourne sa poupe à l’immense château Frontenac dominant les fortifications du vieux Québec et nous portons nos regards stupéfaits sur les gigantesques chutes de Montmorency, plus hautes et presque aussi puissantes que celles du Niagara, qui se précipitent de plus de 80m de haut dans le Saint Laurent, puis rangeons sur bâbord l’opulente île d’Orléans. A nous la longue descente du grand fleuve et la découverte du Groenland.
Pour être prêts pour cette nouvelle aventure il a fallu bosser dur et sans interruption depuis l’ouverture du chantier Lundi 7 Mai. Apparemment tout s’est bien passé puisque Balthazar était remis à l’eau Mardi 8 Mai le jour réservé plusieurs mois à l’avance auprès du Yacht Club de Québec et l’appareillage ce matin Samedi 12 Mai a eu lieu le jour inscrit au programme. Mais les cinq jours de préparation prévus n’ont pas été de trop car en réalité il a fallu surmonter plusieurs embûches en plus des travaux normaux de remise en route.
Le lecteur peu intéressé par les opérations de réarmement après 7 mois d’hivernage, opérations qui peuvent lui paraître rébarbatives, peut sauter directement à la page 6. Les autres, et moi-même qui souhaite dans ces lettres conserver un carnet de bord mémoire de mes navigations et expériences, ne seront pas déçus par la lecture de ce concentré assez caractéristique des opérations et interventions nécessaires pour réarmer un bateau de grande croisière.
Tout d’abord ranimer Balthazar dès ce Lundi 7 Mai, jour où nous arrivons à l’ouverture du chantier, et le préparer à la mise à l’eau. L’éolienne désactivée et les panneaux solaires sous la bâche de protection contre la neige n’avaient pas permis de maintenir chargé le 24V du parc servitudes pendant ce long hivernage de 7 mois. J’avais coupé les robinets de batteries bipolaires mais j’ai eu le tort de ne pas retirer les cosses des batteries 24V de servitudes pour une aussi longue durée car entre les cosses et les robinets de batteries quelques secrets consommateurs pirates viennent se glisser subrepticement (les autres batteries sont restées chargées avec une perte réduite). J’emprunte la description de l’embuscade et du travail pour la déjouer au message que JP (Merle) a envoyé à nos amis Pierre (Dubos) et Maurice (Lambelin) : « le 24V est complètement déchargé (il reste seulement 15V, heureusement ces OPTIMA supportent 80% de décharge) et comme tout est commandé par de l’électronique sur 24V, même la connexion au secteur, pas de salut. Après avoir négocié, volé une rallonge au chantier, squatté une prise, tiré des fils volants en direct du 110V chantier jusqu’au chargeur 24V, surprise ! il ne marche pas…. en dessous de 180V comme l’atteste sa notice. Bon, temps pour pause déjeuner…Heureusement l’après-midi le groupe électrogène a démarré, avec perfusion du tuyau d’eau du chantier pour le refroidir (nous sommes toujours au sec), mais pas possible d’alimenter le chargeur pour la raison ci-dessus ; chez Garcia on ne peut charger les batteries 24V que si elles ne sont pas déchargées : cf la machine de Gaston pour planter un clou et qui se fixe au mur avec… deux clous !
Bon, il y a déjà un câble, ex-110V, connecté directement au bornier d’entrée du chargeur (après avoir déconnecté les deux fils y arrivant normalement du quai ou du groupe) ; reste plus qu’à trouver la sortie 220V du groupe, près du disjoncteur sans doute, pour établir la connexion directe par ce câble volant en bypassant les relais 24V insuffisamment alimentés. Nous avons réussi et ce brave groupe aussi ; après une demi-heure de charge voilà du 24V suffisant et tout rentre dans l’ordre. » A mon retour j’installerai un bon vieux commutateur électromécanique qui me permettra d’envoyer au choix la tension du quai ou du groupe directement dans les chargeurs. J’en avais spécifié un mais l’animal de Patrick m’a installé un commutateur savant ayant besoin de relais 24V pour basculer !
J’achète chez le ship un connecteur quai au standard canadien et le câblons sur l’adaptateur de notre câble électrique de quai. Après avoir déplacé des cavaliers pour régler le transformateur d’isolement sur 110V (ne pas oublier de le remettre sur 220V en quittant le Canada !) voilà du 220V à la sortie du transfo qui va nous permettre une charge complète avant la remise à l’eau.
Essai bref du moteur qui démarre paresseusement. Ouf le bateau est prêt pour la mise à l’eau demain matin Mardi 8 à la marée haute de huit heures (nous sommes en vives eaux et le marnage est de 5,70 m ; le Yacht Club de Québec n’ayant pas de travel lift Balthazar est mis à l’eau à la cale par une très grosse remorque manœuvrée par un puissant engin de chantier ; on comprend alors que la marée haute soit indispensable).
A peine Balthazar a rejoint son élément et son ponton que les priorités s’imposent : remonter la chaudière que j’ai ramenée de France, où elle a subi une révision complète après son traitement brutal à l’eau de mer lors de l’ouragan de la baie Thétis,voir lettre de Puerto Williams (22), et remettre en route le chauffage indispensable ici, purger et réamorcer les circuits d’eau douce et d’eau de mer. L’équipage va en effet rejoindre le bord dès ce soir en quittant le couette et café très cosy qui nous a hébergés pendant notre fin de semaine touristique à Québec, après notre court séjour à Montréal chez Flore (Lambelin) qui nous y a très chaleureusement accueilli et dorloté. A la mise en route, après réamorçage, de la pompe normale du circuit d’eau douce, une fuite d’eau importante apparaît. Après une recherche pas évidente à cause des accès je découvre finalement qu’elle provient de l’accumulateur qui régularise et maintient l’eau sous pression, accumulateur déporté par manque de place derrière une cloison sous le lavabo de la cabine arrière. J’ignorais l’existence de ce gros accu à cet endroit, croyant à tort qu’il était intégré au groupe d’eau sous pression dans la Ste Barbe (le local technique). N’ayant donc pas été purgé il a gelé et je trouve la vessie crevée et ayant expulsé le couvercle décolleté de l’accu ! Ceux qui ont lu la lettre de Québec (42) se souviennent de l’anxiété que j’éprouvais avec Maurice en quittant le bateau à la fin Septembre, craignant avoir laissé quelque part dans les entrailles de Balthazar de l’eau non purgée ou non remplacée par de l’antigel. Bingo ! Nous l’avons trouvée !
Achat rapide chez le shipchandler et montage à sa place d’un accu plus modeste d’un litre (celui HS fait cinq litres) qui fera provisoirement l’affaire. Après réamorçages et purges de l’antigel tous les circuits eau normaux et secours sont opérationnels. Quant au chauffage, Daniel, du chantier, qui l’avait démontée, est venu remonter la chaudière et la remettre en route, mais on s’aperçoit le soir que les radiateurs des deux cabines et de la toilette avant restent froids. Il nous faudra une grosse demi-journée, Bertrand (Duzan) et moi, pour purger un à un tous les radiateurs et les sèche serviettes de l’air qui est entré dans le circuit et débloquer la circulation à l’avant en fermant les vannes individuelles de tous les radiateurs de la cabine et de la douche arrières ainsi que du carré pour forcer le débit de la pompe de circulation et les bouchons d’air dans la partie avant. Nous devrons remettre plus de cinq litres d’antigel pour maintenir le niveau dans le vase d’expansion. Bizarre, mais Daniel que je cuisine finit par m’avouer que contrairement à mes instructions écrites il n’avait pas mis de pinoches lors du démontage de la chaudière et le circuit était donc resté ouvert, les variations de température ayant eu tout le loisir d’organiser la respiration nécessaire pour ingurgiter l’air en question, plus le remplacement de l’antigel qu’il avait laissé couler dans un seau. C….de Daniel !
En dehors de la longue liste de travaux ordinaires de contrôles de l’électronique, de réendrayage des voiles d’avant après avoir collé quelques patchs sur le bas de la bande UV du solent malmené par le ragage de la contre écoute du génois aux virements de bord, de lavage du pont, de remise en place du loch, de remise en ordre des lazy jacks et du gréement courant que le chantier avait mis à contribution pour soutenir la bâche en plastique ayant coconné Balthazar durant le dur hiver québécois, de changement des batteries de la perche IOR, du baromètre, de l’horloge, de la souris du PC, des walkies talkies, de la calculette de navigation, des lampes torches et frontales et j’en passe…, de la purge du circuit de refroidissement du congélateur, de l’achat, après inventaire du stock restant (9 cartons ramenés de chez Flore (Lambelin) et de chez Richard (gîte Monfils à Québec), de l’approvisionnement nécessaire à 3 mois de croisière en contrées sauvages et de son rangement à bord, etc…etc…(je vous épargne la litanie de cette liste infinie de choses à faire dans un tel réarmement) il me restait trois morceaux de choix pour finir : l’approvisionnement pour 3 mois de gaz avec le problème bien connu des vagabonds des mers à savoir les normes et standards étrangers différents des français, la remise en route du dessalinisateur et le changement (périodique de maintenance) de la turbine en caoutchouc de la pompe eau de mer du moteur.
Le gaz me coûta une bonne demi journée et le déjeuner (les canadiens n’arrêtent pas de bosser entre midi et deux) : j’étais furieux contre le chantier à qui j’avais demandé à deux reprises par écrit d’usiner l’embout nécessaire pour adapter les filetages de nos bouteilles pour les faire remplir et qui n’avait rien fait malgré mes relances. Je compris, en empruntant dans tous les sens les grands ponts sur le Saint Laurent, en parcourant (avec la voiture de location) des dizaines de kilomètres sur les autoroutes Henri 4, Bourassa et autres pour me rendre dans des lieux improbables et ignorés du public à qui je m’adressais pour me guider, pourquoi le chantier s’était courageusement défaussé. Les Canadiens refusant, en plus du problème de l’embout, de recharger mes deux bouteilles en acier de 13 kg de gaz propane, standard chez nous, car non compatibles avec les normes canadiennes, je dus acheter des bouteilles canadiennes (je trouvais chez le shipchandler deux bouteilles impeccables, en fibre de verre entrant au chausse pied dans les armoires étanches de la soute à voiles), le flexible adapté à leur standard et trouver un atelier suffisamment charitable pour usiner un embout, sorte de chimère au pas métrique d’un côté, américain de l’autre pour pouvoir le monter sur le bateau à la place du flexible existant. C’est un fournisseur professionnel de matériel hydraulique pour engin de chantiers chez qui j’avais finalement atterri après une succession de visites de cinq établissements (chacun me conseillant d’aller voir le suivant) qui me fit gentiment dans son atelier l’usinage nécessaire. Je dois dire que toutes les personnes visitées étaient très serviables et recherchaient dans une infinité de catalogues de raccords et embouts la pièce introuvable ou téléphonait pour se renseigner où je pourrais la trouver. Ruban de téflon, test à la bulle de produit de vaisselle, ouf le gaz est revenu à bord. Me voilà à la tête de trois bouteilles : à bâbord une française qui a encore du gaz, à tribord une canadienne, en soute en réserve la deuxième bouteille canadienne (les bouteilles canadiennes ne contiennent qu’environ 8 kg de propane au lieu des 13 de chez nous).
Le dessalinisateur fit ses caprices habituels pour le purger totalement d’air et réamorcer la boost pump très sensible à la présence d’air dans sa volute ainsi que la pompe HP. Mais je suivis la procédure mise au point par Maurice consistant à gaver la boost pump par la pompe à eau de mer du bord (je vais installer une vanne trois voies à la sortie de la pompe eau de mer permettant de faire facilement cette opération sans avoir à démonter et bricoler chaque fois des tuyauteries souples de diamètres différents évidemment) et faciliter ainsi la chasse d’air. Après remplacement des filtres 5 et 25 microns d’entrée dans la pompe HP et une succession de faux départs et de vrais arrêts sur alarme basse pression de la boost pump l’affaire était dans le sac.
Je pensais que le changement de la turbine de la pompe eau de mer du moteur serait, comme sur Marines, une formalité. Wallou ! Sur le nouveau Perkins qui équipe Balthazar le motoriste n’a rien trouvé de mieux que de faire passer juste devant le flasque donnant accès à cette turbine une grosse durite coudé allant vers l’échangeur de refroidissement de l’huile moteur. J’avais bassement sous traité au Crouesty au mécano de Flahault Marine le premier échange de cette turbine et je devais donc découvrir la bonne procédure. Le démontage du flasque peu accessible se passe bien mais j’ai la trouille de laisser tomber un des quatre boulons qu’il faut aller chercher derrière cette p… de durite coudée. Deuxième difficulté : extraire la turbine de son logement et de son axe cannelé. Il n’y a pas la place pour faire levier avec deux tournevis opposés. Après un dur combat à la pince coudée j’y arrive finalement. Troisième problème et là je tombe sur un os : impossible d’introduire dans son logement la nouvelle turbine préalablement graissée. Je n’arrive pas avec cette p…de durite coudée à rabattre avec mes doigts l’ensemble des pales raides et graissées pour l’introduire dans son logement. Au bout d’une bonne demi heure de combat je dois rendre les armes. Je saute dans la voiture pour aller chercher un mécano aux doigts de fée (et aux astuces innombrables pour traiter ces problèmes d’accès aux pièces) mais sur le chemin Eureka ! si j’essayais de conditionner la turbine, les pales tenues rabattues (dans le bon sens !) par un tirap serré (pour les non initiés un tirap est un collier en plastique autobloquant permettant de serrer des câbles électriques ou autres tuyaux). Bingo ! çà marche impeccable. Mais ce qui devait arriver arriva ; malgré mes soins infinis le quatrième boulon que je tenais du bout des doigts (à cause de cette p…de durite) avec des précautions infinies finit par m’échapper et termine inaccessible car invisible dans la gatte sous le moteur. Où trouver un boulon métrique identique de cette pompe Jabsco à Québec ? Le ship d’à côté, également très serviable, fait une recherche infructueuse dans son stock et m’explique que peut-être chez…Mais quand je lui dis que ce boulon appartient à une pompe Jabsco (marque très répandue) il monte fouiller dans son grenier et me fait cadeau 10 mn après, triomphant, du boulon perdu. J’avais avant de partir inscrit sur ma liste d’améliorations à apporter au bateau après son retour à son port d’attache en Bretagne (Crouesty) le remplacement du flasque boulonné de la pompe eau de mer par un couvercle de pompe à eau de mer fait pour faciliter ce remplacement, fréquemment d’accès difficile sur beaucoup de moteurs. Ce flasque en bronze astucieux est muni de 4 molettes de serrage à la main remplaçant les boulons et de deux fentes pour glisser facilement le couvercle sous deux des 4 molettes restées en place et seulement desserrées. Je voulais vérifier la référence exacte de la pompe avant de le commander. Démonstration est faite qu’il devrait je l’espère beaucoup me faciliter la vie, d’autant plus qu’il faut pouvoir faire l’opération en mer en urgence comme cela a été nécessaire une fois sur Marines.
Voilà, Vendredi soir le bateau est prêt à appareiller demain matin à l’heure dite (2h avant la pleine mer de Québec, pleins de gasoil et d’eau faits, pour ceux qui comme nous partent vers le Cap à l’Aigle 70 milles plus loin, c’est le logiciel du shipchandler qui me l’indique et me permet d’éviter les longs calculs que j’avais dû faire à la main à la montée comme expliqué dans la lettre de Québec (42), pour optimiser la route en tenant compte des courants puissants et alternatifs du Saint Laurent variables à chaque heure et en chaque lieu de ce long parcours) mais j’accepte de reconnaître que cinq jours de réarmement c’était juste ! Sur les grands voiliers de l’époque cela prenait plusieurs mois.
Au moment de quitter le ponton du gasoil pour quitter la marina le moteur qui a démarré sans problème à deux reprises refuse de repartir alors qu’il est chaud et reste totalement silencieux. Mise en route du groupe, mise en parallèle de la batterie groupe bien chargée, ce qui fait trois batteries 12V de démarrage en parallèle, le moteur démarre. Le passage à niveau de la marée ne nous laisse pas le temps d’investiguer et nous verrons cela ce soir à la marina de Cap à l’Aigle. Cosse batterie ou de démarreur desserrée ou oxydée ? Vamos a ver. A larguer les amarres. En effet le soir, en ouvrant le couvercle étanche du compartiment des batteries de démarrage je trouve les cosses comme neuves (les batteries de démarrage Optima, courant crête 700 A, avaient été changées au Brésil en Novembre 2010) mais un papillon de serrage des gros câbles est desserré. En démontant le papillon en question je m’aperçois que l’animal qui avait installé les batteries (moi-même je crois bien) avait monté l’un des œillets soudés des trois câbles (que devait serrer sur la cosse le papillon) sens dessus dessous de telle sorte que le gros diamètre du câble empêchait d’appliquer l’œillet bien à plat sur l’œillet d’au-dessous. Cela est très probablement la cause. Mais le test de démarrage du moteur sur un seule batterie est un échec, quelle que soit la batterie de démarrage moteur sélectionnée. Batteries mal rechargées indiquant 12,5V ou ayant perdu leur capacité ou les deux ? Malheureusement la marina n’était pas encore réarmée (ils étaient en train de réinstaller les pontons qu’ils sortent avant l’hiver à cause de la glace) et nous n’avons pas pu faire une charge toute la nuit avec le courant de quai encore absent. Seule une charge d’une heure est faite avec le groupe. Quoi qu’il en soit le moteur froid redémarre très bien le lendemain matin à Cap à l’Aigle. Affaire à tirer au clair au plus tard à Gaspé, dernier endroit avec peut-être Saint Pierre, où nous pourrons remplacer les deux batteries si, malgré une recharge complète, elles sont incapables de tenir la charge et de démarrer le moteur froid sans être mise en parallèle. Je ne peux effectivement pas me permettre de me retrouver sans moteur au milieu des glaces au Groenland, la sécurité du bateau et de son équipage étant alors en jeu.
Mais reprenons le cours du Saint Laurent que nous avons abandonné à l’île d’Orléans et qui nous permet de filer maintenant à plus de 10 nœuds sur le fond et même treize nœuds au resserrement de l’île aux Coudres alors que le moteur n’est qu’à 1200trs/mn. Par ce beau soleil après la pluie de ces derniers jours nous apprécions les forêts qui couvrent les montagnes pratiquement inhabitées qui enserrent le fleuve. Les bouleaux et autres arbres à feuilles caduques verdissent, leurs nouvelles frondaisons faisant des tâches claires sur le fond de sapins vert foncé. Pas un voilier à l’horizon, seuls des porte conteneurs remontent le fleuve vers Montréal et les Grands Lacs. Quelques rares bungalows cossus sont desservis par de petites routes dévalant tout droit les pentes très raides. Nous sommes bien en Amérique ! A ce train là nous débouchons rapidement du cap aux Oies et à 19h30 les amarres sont tournées sur les quelques pontons vides et en cours d’installation de la mini marina de Cap à l’Aigle blottie contre les pentes boisées au milieu de nulle part, ayant couvert très rapidement ces premiers 70 milles.
Dimanche 14, brume mais pas de vent. La marée nous fixe un départ optimal pour Tadoussac, à l’embouchure du fjord de la rivière Saguenay, à 13h, après donc une grasse matinée et un déjeuner léger pris de bonne heure. Au cours de la descente la brume s’éclaircit et le soleil perce nous réservant une belle arrivée à Tadoussac 40 milles plus loin. Malheureusement pour le nouvel équipage les baleines et bélougas qui fréquentent l’été cette embouchure riche en krill, que nous avions pu admirer de près en Septembre dernier, ne sont pas encore arrivées. Nous profitons de ce temps calme et superbe dans la douce lumière du soir pour nous promener dans ce bourg touristique et coquet, chargé d’histoire. Jacques Cartier y jeta l’ancre en 1535 lors de son second voyage qui le mena jusqu’à Montréal. C’est ici que fut négocié et signé le premier traité de paix et de commerce (de fourrures) avec les indiens algonquins et montagnais par Samuel Champlain qui s’y arrêta dès son premier voyage en 1603. C’est lui qui fondera en 1608 la ville de Québec.
Lundi 14 Mai 11h30, appareillage au soleil après que la brume du matin se soit dissipée. Vent très faible. Marche au moteur dans le brouillard assez épais qui s’est formé brusquement et qui ne laisse qu’une visibilité de l’ordre de 50 à 100m. Le radar et l’AIS sont en action ainsi que nos oreilles qui localisent très bien la direction et, avec un peu d’habitude, la distance approximative des gros porte conteneurs. Invisibles ils nous croisent ou nous doublent en actionnant leur corne de brume toutes les minutes environ. Travers l’île de la Biquette, que nous laissons 0,5 mille à tribord le brouillard se dissipe aussi brusquement qu’il est venu simultanément sur toute l’étendue de la mer (le point de rosée ce n’est pas une blague des physiciens !) pour laisser place au ciel bleu et à un grand soleil. Entrée dans la petite marina de Rimouski et accostage à 19H05. Ce gros bourg tire son nom du langage des Mic Macs, tribus indiennes occupant à l’époque la Gaspésie, Rimouski signifiant dans leur langue « pays de l’orignal ». Les Algonquins de la rive gauche quant à eux appelaient ce renne de l’Amérique du Nord « Caribou » comme nous le savons tous.
Immédiatement après l’accostage un accident très malheureux se produit : en installant la marche gonflable (sorte de défense banane horizontale servant de marche pied pour descendre du bateau sur les pontons que l’on suspend sur le flanc par deux bouts) Anne-Marie se fait surprendre par un nœud mal serré qui file. Pour résister à la chute elle se soutient fermement à son bras droit en le vrillant et se fait ce qui ressemble fort à une déchirure des ligaments des muscles s’insérant au sommet de l’épaule à l’endroit précis où elle s’était blessée lors d’une chute de vélo il y a une dizaine d’années, chute qui lui avait d’ailleurs laissé des séquelles. Malgré un antalgique (paracétamol) qui la soulage quand même elle souffre pendant la nuit. Du coup au lieu de partir comme prévu de Rimouski pour une navigation de plusieurs jours et nuits, nous faisons encore une étape de jour d’une quarantaine de milles pour rejoindre la mini marina de Matane toujours sur la rive droite du Saint Laurent qui s’est élargi en un vaste estuaire. Elle y passe une meilleure nuit mais souffre toujours de son épaule et de son bras droit qu’elle ne peut utiliser. Nous devons tous les deux nous rendre à l’évidence qui nous rend bien tristes : Anne-Marie n’ira pas voir les glaces et les Inuits et doit se résoudre à débarquer. Sa blessure nécessitera en effet du temps et des soins pour récupérer et il n’est en outre pas question de faire de la voile à la gîte sur un bateau avec un bras en bandoulière. Pendant que nous faisons route le lendemain sur Ste Anne des Monts, jolie petite ville touristique 46 milles plus loin, où nous trouverons un hôpital pour faire une radio et un examen médical, nous mettons en place la logistique (avertissement de l’assurance Visa Premier/Mondial Assistance, annulation des billets d’avion de retour du Groenland, location de voiture pour le lendemain pour rejoindre Gaspé d’où Anne-Marie prendra un petit avion régional qui l’emmènera à Montréal prendre l’avion pour Paris, la réservation d’une des deux ou trois places encore disponibles étant faite par Christophe depuis Toulouse par Internet, billets électroniques renvoyés à bord par Christophe et imprimés aussitôt avec l’imprimante du bord (les moyens de communication modernes sont quand même très performants !). Tout doit être organisé à l’accostage qui a lieu au soleil couchant.
Jeudi 17 Mai au matin l’emploi du temps est en effet très serré. Une charmante canadienne nous attend sur le quai dans un gros van à 8h30 et nous emmène directement aux urgences de l’hôpital où nous déposons Anne-Marie après m’être assuré qu’elle était prise en charge. Papiers de location du van chez le loueur et retour rapide à l’hôpital où je retrouve Anne-Marie. Elle est examinée par une jeune médecin sympathique qui se trouve être la propriétaire du seul petit voilier à l’eau dans la marina. La radio ne met pas en évidence de fracture ni de luxation. Après de longues minutes avec la petite musique d’attente je finis par avoir sur mon Iphone le médecin de Mondial Assistance qui s’entretient avec elle puis qui me communique son accord pour le rapatriement par avion. Certificat médical fait, frais payés (plus de 600 dollars canadiens pour une radio ! notre médecin marin ne fait pas payer sa consultation) nous embarquons tout l’équipage dans le van à un peu plus de 11h pour nous rendre à l’aéroport de Gaspé 210 km plus loin, à la pointe Sud Est de la Gaspésie (en langage Mic Mac « Gaspec » est l’équivalent de notre terme « Finisterre ») d’où l’avion décolle à 14h45. La route pour s’y rendre est sinueuse, au ras des flots, et de nombreux petits villages de pêcheurs ralentissent la moyenne mais Anne-Marie sera à l’heure pour embarquer avec 7 ou 8 passagers dans un petit turbopropulseur d’Air Canada tout pimpant avec sa feuille d’érable fraîchement peinte sur la dérive. Gros baisers et bon courage Anne-Marie pour ce retour solitaire. Tout l’équipage te salue derrière le grillage au bord de la piste. J’ai le cœur lourd. J’espère bien que tu viendras nous retrouver début Juillet pour découvrir l’ Islande.
Gaspé est une petite ville de 6500 habitants construite au fond d’une baie profonde bien protégée, à l’endroit précis où Jacques Cartier débarqua en 1534, planta une croix en hissant le drapeau et décréta sans complexe que cette immense terre dont il ignorait les limites appartenait dorénavant au roi de France (François 1er).
Il est plus de 3h de l’après midi lorsque nous entrons affamés dans le sympathique café des Artistes, ancienne brûlerie où l’on torréfiait le café dans une superbe machine trônant au milieu de la salle ancienne décorée de vieux guides nautiques français (nous sommes au bord du petit port), d’artefacts inuks et de vieilles affiches ou peintures. On appelle toujours ici ces cafés des brûleries et la tradition s’est conservée puisque les gens viennent choisir leur café en grains parmi une grande variété et moulent eux-mêmes dans des sacs la quantité voulue que la robuste servante en chemisette vient peser. Une agréable odeur de café fraîchement moulu flotte dans l’atmosphère et stimule notre appétit. Rassasiés nous allons faire un gros complément de ravitaillement dans la grande surface voisine puis allons saluer la croix massive en granite, monolithe de plus de 9m de hauteur qui a remplacé la croix en bois plantée en 1534 par Jacques Cartier. Elle jouxte une modeste cathédrale tout en bois, à l’esthétique extérieure discutable mais à l’intérieur chaleureux. La route de l’intérieur nous reconduit à Ste Anne des Monts à travers des vallées désertes et boisées parcourues par de belles rivières. A un moment donné, au bord de l’épaisse forêt de sapins et de bouleaux que nous traversons, un caribou, pardon un orignal, nous regarde placidement passer. Il a bien ce museau lourd et épais caractéristique du renne de l’Amérique du Nord et porte encore son pelage d’hiver.
Vendredi 18 Mai. Grand soleil mais cela a soufflé fort toute la nuit et Balthazar bien retenu par ses amarres doublées, ose quelques ruades sous les rafales à plus de 35 nœuds de ce beau (car bien orienté) vent d’Ouest. Nous attendrons que cela se calme un peu dans l’après midi comme nous l’annonce la météo ainsi que le jusant qui fera une mer moins forte. 14h20, le vent est descendu à 25 nœuds, à larguer les amarres et manœuvre délicate pour s’extraire de ces petits pontons. A l’extérieur départ rapide au Grand Largue sous génois seul, poussés par un courant de près de 3 nœuds en route pour Saint Pierre.
En préparant la navigation hier soir j’ai en effet renoncé au plan initial qui était de passer par le détroit de Belle Isle séparant Terre Neuve de la côte du Labrador, évitant ainsi le long contournement de Terre Neuve par le Sud. Nous sommes tôt en saison, la carte des glaces (photos prises toutes les douze heures par le satellite européen Radarsat lancé par Ariane et auquel le Canada a participé pour cette raison) et la VHF nous indiquent que le détroit s’est effectivement débloqué la semaine dernière mais que ses eaux sont encore bien « bergées » c’est-à-dire encombrées de growlers (ou bourguignons en français) très dangereux la nuit car ces blocs de glace dure qui déplacent de 10 à 50 tonnes, voire plus, bas sur l’eau sont invisibles au radar, interdisant donc toute navigation de nuit. Le contournement par le Sud de Terre Neuve (détroit de Cabot) nous allongera sensiblement la route (près de 200 milles) mais ne sera pas beaucoup plus long en durée et sera plus sûr. Il nous offrira en prime le plaisir d’aller saluer nos cousins de St Pierre (nous n’irons quand même pas musarder sur l’île voisine au village de Miquelon car le Groenland nous attend).
Samedi 19 Mai. 7h10 par 48°46’N 63°15’W. Le vent d’Ouest nous a fait dévaler cette nuit le Saint Laurent. Le moteur ronronne pour appuyer le génois qui tire paresseusement par ce vent arrière qui a faibli. Le carré est inondé de soleil et dans le sillage disparaît sous l’horizon la Gaspésie. Sortis du long estuaire la traversée du vaste golfe du Saint Laurent est devant nous qui nous conduira au détroit de Cabot (qui sépare Terre Neuve de Cap Breton au Sud) 180 milles plus loin dans l’Est Sud Est.
A midi en manoeuvrant le génois pour changer d’amure, toujours vent arrière, celui-ci se bloque à demi déroulé. Il s’enroule normalement puis s’arrête à peu près au même endroit dans la tentative d’un second déroulement même en cherchant à l’aider à la main. Nous ne voyons rien d’anormal au niveau de l’émerillon (vu aux jumelles du pont, cela bouge trop pour monter au mât) comme du tambour en bas. Je crains fort que ce soit à nouveau un problème d’émerillon comme déjà rencontré dans le Grand Sud (voir lettres de Piriapolis n°20 et d’Ushuaia n°24).
Ennui sérieux d’enrouleur à élucider et réparer impérativement à Saint Pierre. Décidément les enrouleurs FACNOR c’est de la m…… En 25 années de navigation depuis la construction de Marines et plus de 50.000 milles au loch il n’y a jamais eu un seul problème d’enrouleur ; c’était un Profurl.
Dimanche 20/5 7h25 par 47°35’N 59°25’W. Temps splendide anticyclonique, la pression 1020,9 HPas est en hausse régulière. Au lever du jour aperçu Terre Neuve dont maintenant le Cap SW, le cap RAY, est à 5 milles en avant du travers bâbord. Saint Pierre est à 140 milles et nous y serons au lever du jour demain matin. Deux dauphins à flancs blancs de l’Atlantique viennent jouer avec Balthazar avant de rapidement retourner à leur petit déjeuner matinal. Ils sont facilement reconnaissables, comme nous l’indique la documentation, par leur nageoire dorsale haute et arquée ainsi, que par leurs flancs blancs. Un chalutier nous salue alors que nous longeons Port-aux-Basques.
Balthazar file plus de 7,5 nœuds sur le fond sous grand’Voile seule, par un bon vent arrière de 25 nœuds, car le génois blessé est enroulé et le solent déventé par la GV à cette allure ne peut être utilisé.
Lundi 21 Mai 4h50 par 47°09’N 56°11’W nous entrons dans la passe NE de Miquelon, île avec très peu de végétation qui s’étire en réalité entre deux îles, Grand et Petit Miquelon (ou Langlade), reliées par un isthme de sable au ras de l’eau, chacune de la taille approximative de Houat. Sur ce mini archipel un seul village de pêcheurs, Miquelon. L’île de Saint Pierre, droit devant, séparée de Langlade par une passe de 3 milles seulement, est encore plus petite. Mais dotée d’un port parfaitement abrité par des îlots c’est là que réside l’essentiel des 6500 habitants de ce confetti français.
Pavillon français déployé je vais saluer de près un caseyeur en train de mouiller de très gros paniers. Les gars de chez nous me répondent chaleureusement.
A 10h15 locales par un temps superbe et mer d’huile nous accostons au ponton de l’Ecole de voile de Saint Pierre par 46°47’N 56°10’W.
Aux parents et ami(e)s qui nous font la gentillesse de s’intéresser à nos aventures nautiques.
Equipage de Balthazar : Jean-Pierre et Anne-Marie (d’Allest), JP (Merle) et Mimiche (Durand), Bertrand et Bénédicte (Duzan)